Morgan Govignon: dernier acte du TT 2016.
Le pied
Lundi, j’avais atteint mon rêve, mais je l’avais imaginé plus beau. Le devoir de réussite, je pense, m’avait donné une pression supplémentaire. Pour moi, faire le TT, c’était franchir la ligne d’arrivée, avoir son nom inscrit sur ce bout de papier. A partir de là, tout le reste, c’était du bonus. Alors au moment de monter sur la moto mercredi pour la deuxième course supersport, je commençais tout juste ma nouvelle vie. Je n’étais toujours pourtant hélas que moi-même, rien n’avait changé extérieurement, si ce n’est ce sourire débile, inamovible une fois le damier passé… Mais j’avais réussi, j’avais pu dire merde aux cons, merci aux gentils, et surtout rentrer à l’heure pour la purée de Lucie, trois choses très importantes dans ma considération de la vie. J’étais tout neuf, tout bien, à l’endroit précis où je voulais être. Et j’ai pu m’appliquer. J’aurais bien aimé chasser le Lyonnais et sa R6, le Rouquemoute et sa CBR, mais ces deux là sont plus rapides que moi, rien à faire. Mais ça, je le savais déjà. Alors j’ai roulé pour moi, pour me marrer sous mon casque, pour faire une belle dernière course et en rêver tout le reste de l’année.
Je n’ai pas sorti un bon chrono au premier tour, un accident à l’entrée de Kirk Michael et une levée de drapeau de toutes les couleurs m’ayant fait furieusement ralentir. La brume surgissant exactement au même moment, j’ai pensé qu’une moto brûlait, et j’ai tout coupé. Dans les tours deux et trois, on s’est bagarré avec un autre pilote, c’était marrant, mais je n’attendais qu’une chose : le dernier tour, mon dernier tour, mon flying lap, le seul tour lancé, celui où tu fais tout péter. Alors j’ai fait les freins à mon nouveau pote à Signpost Corner pour avoir le champ libre, et je me suis appliqué à ne plus jamais le revoir. Bray Hill à fond, les freins un plus tard et un peu plus fort sur l’angle à Braddan. Je sentais un vent dans mon dos qui n’existait pas, une application que mes trois tours d’échauffement rendaient possible. Je me suis senti vite. Je me suis senti heureux. Avant de crier un tout petit de douleur en taillant la haie à coup d’épaule dans le esse d’Handleys. Remarque, ça fera ça de moins à faire au jardinier… J’ai continué aussi vite que possible vers Bottom of Barregarow, juste le temps de me remonter les glaouis dans les amygdales dans la compression, d’enfiler 13th milestone sans monter sur le trottoir, de m’envoler à Ballacrye, et de chopper parkinson sur les bosses de Glen Tramman. Un pied terrible, affreux, je n’ose même pas penser au moment où je devrais m’arrêter… C’était juste fabuleux, plus besoin de travailler pour atteindre Le But, juste prendre du plaisir, profiter de l’instant. Le monde entier s’en fout et c’est tant mieux, mais je suis bien, et je n’ai plus rien envie de me prouver. Je veux juste être heureux. Et maintenant je le peux.
J’ai fait le mariole à Gooseneck, pas pour me la péter, mais pour faire marrer les spectateurs qui viennent du monde entier et attendent bien longtemps que je passe après les premiers. Je serais jamais personne, juste le gars qui a loupé sa corde et fait l’abruti. Je serais un souvenir de vacances sans nom, un rigolo, et c’est très chouette comme ça. De toute façon la montagne m’attendait déjà, avec ses grandes courbes à 220, 240 km/h genou par terre, où les photographes se marrent aussi en me voyant. C’est joli, mais il paraît que c’est pas le bon style pour ici. Mais je m’en fous. J’ai essayé de faire autrement, ça ne marche pas, je n y arrive pas, les chronos sont moins bon et je me marre pas. Si j’ai pas l’impression d’avoir dévoré chaque centimètre carré de cette île, ça ne va pas. Alors oui, j’ai la visière qui voudrait bien rayer le goudron, le cul sorti prêt pour une saillie royale, mais cherche pas cherche pas, je vis très bien comme ça. J’aime admirer la propreté des trottoirs et les fourmis, et à trente ans, on ne se refait pas…
J’ai été un salaud, un égoïste. J’aurais dû penser à Stéphane, Ludo, Jessy qui se sont dépouillés pour faire rouler Désirée. J’aurais dû penser à mes coéquipiers, mes potes, qui m’ont aidé, conseillé, et même, je le sais, poussé pour que je rejoigne ce team. J’aurais dû penser à Jean-Marc, lui dire merci d’avoir posé le dernier étage sur ce gros gâteau que je préparais depuis longtemps, et qu’avec la petite cerise qu’il a mis dessus, c’était vachement plus joli. J’aurais du penser aux bénévoles, aux sponsors, aux potes, à la terre entière, à Tibo, à Nico, à faire des roues arrières, à ramener du pain, à ma femme qui m’attendait et à ma fille qui avait faim, j’aurais dû j’aurais dû, mais j’ai été vilain… Je n’ai pensé qu’à ma sale gueule, à me marrer, à crier « Géronimo » en rentrant dans Cronk y Voody, juste pour faire deux kilomètres hilares sous mon casque. Je suis un égoïste, un égoïste heureux, seul sur ma moto, seul dans ma montagne. Mais qui a tellement besoin des autres, de les aimer, de les voir sourire une fois le casque posé…
Et j’ai passé une nouvelle fois la ligne d’arrivée, en refaisant le mariole parce que si j’avais tout gardé dans sous le Shoei, ça aurait débordé. J’ai retrouvé ma femme, et tu sais quoi, on a même pas pleuré.
C’était juste une journée parfaite sur une île extraordinaire.
C’était juste mon plus beau tour, record perso à la clé.
C’était juste un de ces rêves d’enfant auquel on se doit de s’accrocher.
C’était juste l’histoire d’un tout petit bonhomme, un peu bête un peu borné, qui en a croisé plein d’autres et qui l’on aidé.
C’était juste un petit récit à la con, que je voulais vous faire partager.
Pour continuer de croire à tout, pour continuer de croire en vous.
C’était juste une course qui tourne en rond, un machin qui sert à rien.
Mais putain, putain…
C’était le Tourist Trophy…
Et c’était toute ma vie.